Le rêve monté à deux, monté trop haut monté trop vite avait fleuri comme ces salades, l'été, qu'on avait oublié de manger.
Et finalement leur tige solide leur âcre parfum leurs graines ont su défier la pierre, la maison peut-être écroulée que nous avons abandonnée.
La grande pièce aux murs blanc, j'y pense toujours comme à un oiseau, le tilleul emplissait une des fenêtres, léger, aérien, une bouffée d'aile végétale, une branche plutôt qu'un tronc, déployée depuis les orties les caillasses les bris de tuiles qu'elle bousculait d'un geste pour atteindre le haut de la maison, s'écartant un peu, revenant le frôler juste au-dessus des premières tuiles lorsque j'écrivais, regardant au-delà des feuilles, au-delà du vallonnement des collines, au-delà des champs jaunes, mauves, posés comme des draps sur le sol, au-delà des montagnes, au-delà des mers, humant l'espace sans limites, lançant des buffles ou des chevreuils imaginaires sur la toison des arbres, qui s'y frottaient le ventre et m'apportaient l'odeur du voyage.
La transparence du ciel frémissait sur la terre.
J'écrivais. Je dédoublais ma vie, je la multipliais comme le marchand fait défiler sous ses doigts le coin des étoffes précieuses. Dehors le tilleul aux frisettes jaunes se regorgeait de la brise d'été. J'écrivais, je ne savais pas alors ce que je faisais. Que je tentais d'apporter de l'air, qu'il y avait en moi un coeur de replis serrés, dont je simulais l'ouverture.
Maison de la poésie Rhône-Alpes, 1996